Métaux: la guerre des mondes

Le conflit russo-ukrainien met en évidence une crise grave des métaux. «Sans un effort de guerre, nous allons droit dans le mur» prévient Vincent Donnen, CDMR.

Moins médiatisés que le pétrole, le gaz ou les matières premières agricoles, blé en tête, les métaux sont pourtant un des autres effets collatéraux préoccupants de la crise qui se joue en Ukraine. Pourtant, une prise de conscience insuffisante des décideurs politiques et financiers domine, que déplore Vincent Donnen, fondateur et CEO de la Compagnie des Métaux Rares (CDMR).

Les métaux restent dans l’ombre des autres matières premières, liées aux énergies et à l’agriculture, qui occupent le devant de la scène dans la crise géopolitique que nous traversons, pourquoi?

Le conflit actuel impacte moins directement les métaux que les hydrocarbures et les matières premières agricoles. Il faut avoir à l’esprit qu’un tiers des surfaces agricoles ukrainiennes ne seront pas semées cette année. L’Ukraine a notamment des mines de titane. Et même si la Russie produit 40% du palladium mondial et reste un acteur majeur pour un certain nombre de métaux – notamment le Titane, le Nickel, l’Aluminium, et le Cobalt (7% du cobalt métal mondial), qui est utilisé dans les alliages –, l’impact de la crise est finalement limité. D’une part parce que les capacités de production russes ne sont pas touchées, donc l’offre reste la même, d’autre part parce que, bien que les métaux ne soient pas concernés par les sanctions, les flux sont compensés, sans rupture majeure. Ainsi, les productions russes sont plutôt réorientées vers l’Asie alors que l’Europe recourt à d’autres circuits et acteurs, l’Indonésie pour ce qui est du Nickel, le Titane par le Japon, etc. Autrement dit, au-delà de l’effet sur les prix à court terme, la crise russo-ukrainienne n’est pas à proprement parlé une crise des métaux. En revanche, non seulement elle peut indirectement entraîner de graves crises dans les pays producteurs, mais aussi elle est révélatrice d’une crise structurelle qui a pour nom la dépendance. La situation du Titane est la plus complexe et critique: la production saoudienne n’est pas encore certifiée pour l’aéronautique tandis que la production japonaise est déjà largement préemptée par les Etats-Unis.

Commençons par les effets indirects. De quelles crises parle-t-on?

Les pays fortement importateurs de céréales, victimes de la forte hausse des prix, pourraient connaître au mieux une certaine instabilité sociale, au pire des émeutes de la faim. Or, ces pays sont aussi, pour certains d’entre eux, les plus gros producteurs de métaux. L’inflation des produits de base induite par la crise actuelle pourrait sérieusement déstabiliser ces Etats, voire des régions entières, et mettre en danger l’approvisionnement en métaux indispensables dont les économies dépendent. On pense à la Turquie, au Kazakhstan, et aux pays du Maghreb et du Machrek, qui pourraient revivre un printemps arable en plus fort. L’Afrique du Sud également, dépendante à 50% du blé russe et ukrainien, produit, cela vaut la peine de le rappeler, 80% du platine, 90% du rhodium et 95% du ruthénium via le gisement UG2. Un autre exemple est la République démocratique du Congo, qui dépend à 70% du blé russe et ukrainien et qui abrite plus de 60% des réserves de Cobalt de la planète, principalement localisées dans les provinces du Haut-Katanga et du Lualaba. Quelles seraient les conséquences si la flambée du prix des céréales entraînait la reprise des hostilités au Kivu et déstabilisait cet Etat africain qui fournit plus de 70% des volumes émis sur le marché de ce minerai et figure parmi les plus gros acteurs de la filière cuivre-cobalt? Nous ne sommes pas à l’abri d’une crise du côté de l’offre de métaux, indirectement provoquée par les tensions géopolitiques et inflationnistes.

La crise structurelle maintenant. Quels en sont les tenants et les aboutissants?

On parle ici d’une crise, majeure et aux racines anciennes, du côté de la demande. Concrètement, les grandes économies occidentales sont très vulnérables car fortement dépendantes des approvisionnements en métaux. Elles ont complètement abandonné toute idée de souveraineté en matière de production, rivées sur le credo du libre-échange et misant sur la mondialisation pour s’approvisionner en ressources stratégiques. Elles continuent aujourd’hui de faire comme si le monde d’hier, celui de la pax americana, avait survécu à la montée en puissance de grands acteurs régionaux, la Chine en premier lieu, et à l’avènement d’un monde multipolaire où personne ne fait de cadeau à personne. L’Occident, l’Europe en particulier, est un colosse aux pieds d’argile, et ce d’autant plus que notre zone d’influence historique, l’Afrique et ces immenses ressources naturelles, est submergée d’investissements chinois et entend monter dans la chaine de valeur (les Etats africains sont de plus en plus nombreux à interdire la vente de métaux non raffinés).

Que faire face à ce constat alarmiste?

Il est temps que la vision du XXe siècle, celle de clans du bien versus les empires du mal, Chine, Russie, cède le pas à un approche pragmatique, locale et souveraine. Le réveil est en train de se faire, il n’est que de voir les efforts colossaux réalisés par Thierry Breton pour que l’Europe se réapproprie les moyens de sa souveraineté, en matière de métaux comme en tant d’autres, et se dote de nouveau d’une base solide industrielle et technologique pour affronter la transition énergétique comme pour bâtir une défense commune et indépendante. Il est temps de rebattre les cartes. La stratégie à mettre en œuvre doit reposer sur cinq piliers:

  • De nombreux gisements existent en Europe, délaissés depuis des décennies. Il est grand temps de reprendre des analyses géologiques pour quantifier leur potentiel et relancer la mine européenne.
  • L’un des plus gros gisements de métaux à notre disposition sont les déchets. Nous devons recycler d’avantage et structurer des circuits d’économie circulaire efficients.
  • Il nous faut continuer à investir à l’étranger via des contrats d’offtake afin de sécuriser des approvisionnements en matières premières.
  • Nous devons augmenter notre résilience en reconstituant des stocks stratégiques de métaux, capable de permettre le maintien de l’activité industrielle en cas de rupture subite des chaînes d’approvisionnement.
  • Enfin, et parce qu’il est évident qu’il n’y aura pas assez de métaux pour simplement translater notre mode de vie vers un modèle décarboné, nous ne pourrons faire l’impasse sur la sobriété. Dans la conception, dans les usages, dans les infrastructures, nous devons urgemment repenser nos sociétés pour les rendre moins dépendantes aux ressources naturelles.

C’est la condition pour que notre horizon s’éclaircisse. Car «un ciel aussi sombre ne s’éclaircit pas sans une tempête».

Pensez-vous que les investisseurs institutionnels participent comme ils le devraient à cet effort de guerre?

Non. Ils pourraient faire beaucoup plus. En se focalisant sur une vision restrictive de l’ESG, les investisseurs financiers en viennent à stigmatiser et délaisser les investissements nécessaires à l’obtention des ressources elles-mêmes nécessaires à la transition énergétique. Il s’agit d’un non-sens philosophique et d’un suicide industriel. Les médias également devraient jouer pleinement leur rôle dans la sensibilisation dénuée de connotation politique au trio «réchauffement climatique, ressources, compétition géopolitique», un cercle vicieux qui s’auto-entretient et appelle une mobilisation de tous.

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