« Nous passons d’un monde intensif en hydrocarbures à un monde intensif en métaux »

TRIBUNE

Lien vers l’article du Monde : https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/07/05/nous-passons-d-un-monde-intensif-en-hydrocarbures-a-un-monde-intensif-en-metaux_6133430_3232.html

Vincent Donnen

Analyste financier, fondateur en 2013 de la Compagnie des métaux rares (CDMR)

Alexandre Nominé

Enseignant à l’Ecole des mines de Nancy, chercheur à l’Institut Jean Lamour dans les nanomatériaux et au projet européen Highlights on Europe Raw Materials Sustainability (HERawS)

François Rousseau

Directeur de l’Ecole des mines de Nancy

Experts de l’industrie minière, Vincent Donnen, Alexandre Nominé et François Rousseau appellent, dans une tribune au « Monde », à prendre conscience de la dépendance de l’Europe aux « métaux stratégiques » indispensables à la transition énergétique

 

L’Europe, dont l’activité minière en matériaux stratégiques est extraordinairement réduite au regard de son poids économique, n’intègre pas assez rapidement la transformation rapide et brutale du monde et de ses règles du jeu. En l’absence d’une réaction forte et rapide, sa stratégie économique pourrait être mise à mal par absence de souveraineté sur les nouvelles matières premières stratégiques, au point de n’avoir d’autre alternative que d’importer des produits finis.

Les approvisionnements, le choix historique de la performance sur la résilience.

Quelle est la façon optimale de s’approvisionner pour une entreprise ou un Etat ? « On ne change pas une équipe qui gagne. » La doctrine établie depuis plusieurs décennies est celle qui maximalise les indicateurs financiers. Et l’équipe sélectionnée par les Pays du Nord – main invisible du marché, zéro stock, juste à temps, contrats, etc. – s’est imposée comme un optimal dans un monde où mondialisation et libéralisme étaient donc synonymes de progrès. C’est une opinion toujours répandue.

Est-ce donc là un théorème démontré, sur lequel l’Europe peut s’appuyer pour son développement et sa souveraineté ? Il est permis d’en douter, et pour en comprendre la raison, il est essentiel d’être conscient d’un profond de changement de paradigme avec l’entrée dans le 21ème siècle.

Avec la transition énergétique, nous passons d’un monde intensif en hydrocarbures à un monde intensif en métaux.

Le monde doit réussir d’ici 30 ans un chantier titanesque, sans précédent dans l’histoire de l’Humanité, la transition énergétique. Les nouvelles énergies sont intermittentes et diluées dans l’espace : il faut stocker et mobiliser plus de matériaux pour produire et distribuer une même quantité d’énergie.

Nous passons d’un monde intensif en hydrocarbures à un monde intensif en métaux. Les travaux scientifiques qui permettent de quantifier les implications de cette transition (comme ceux d’Olivier Vidal) font tourner la tête. Rien que d’ici 2050, il faudra extraire autant de métaux que nous l’avons fait depuis l’aube de l’Humanité, avec une infrastructure à sans cesse entretenir et renouveler au prix de pertes permanentes de matière. En outre, aucun modèle n’est soutenable jusqu’à la fin du siècle sans un taux de recyclage encore jamais atteint.

Nous passons d’un monde stable et mondialisé à un monde imprévisible et disputé par des puissances régionales.

Nous avons connu un monde stable, globalisé, prédictible, dominé par le gendarme américain, un état qui a pu sembler intangible. Nous sommes entrés dans un monde « VUCA[1] », multipolaire, instable, avec une fragmentation des chaînes de valeur (notamment liées à la rivalité sino-américaine) : les approvisionnements ne sont plus acquis, ni de façon permanente, ni indépendamment des frontières.

L’optimisation qui a jusqu’alors prévalu était une optimisation de la performance, un renoncement au coût de la résilience. Les chaînes d’approvisionnements n’étant plus garanties – comme on a pu le constater avec les semi-conducteurs et comme on peut s’y attendre pour les matières premières agricoles – l’optimum doit désormais inclure la résilience de notre économie.

La forte interdépendance des économies crée des risques en cascade qui rendent le système plus instable encore. L’économie tend vers un « système chaotique » classiquement illustré par l’effet papillon. Ainsi, la pénurie de produits agricoles peut conduire à des famines dans des pays sur lesquels nous comptons pour nos approvisionnements en métaux, avec des effets imprévisibles sur notre industrie dans un an.

Dans ce contexte tendu, il faut se rappeler l’adage « nous n’avons pas d’alliés, mais des partenaires aux intérêts changeants ». En cas de crise sérieuse, nos alliés peuvent soudain devenir nos rivaux. Cela a été clairement illustré par les épisodes peu flatteurs de la « guerre des masques », où l’on a pu observer des compétitions sournoises entre américains et européens, entre pays de l’UE, et même entre l’Etat français et une de ses Régions. En cas de crise sérieuse, l’UE – la grande puissance la plus dépourvue en activités minières sur son territoire – doit être en mesure de se débrouiller seule.

Un hubris européen qui anesthésie prise de conscience et réactions.

De façon très légitime, les pays du Sud ne veulent plus céder leurs matières premières brutes et laisser aux pays du Nord le soin de créer la valeur ajoutée. De plus en plus, ces pays du Sud vont imposer qu’une partie croissante de la chaîne de valeur se localise sur leur territoire, et réaliser le raffinage, la synthèse des précurseurs, voire la production de produits (exemple des batteries en Indonésie) ou vont nationaliser les ressources (lithium au Mexique ou au Chili). Pourquoi la RDC, un des pays où le niveau de vie est le plus faible malgré l’un des sous-sols les plus riches, accepterait-elle de continuer à exporter ses ressources brutes pour laisser à d’autres l’essentiel de la création de richesse ? Nos projets de gigafactories pourraient ainsi se heurter à l’impossibilité pure et simple de se procurer la matière première. Et pourquoi la Chine nous vendrait des batteries – une technologie dont elle s’est assurée le leadership depuis longtemps – alors qu’elle peut nous vendre des voitures électriques ?

Pour ne rien arranger, l’Europe, qui ne possède pas de géant minier, est particulièrement vulnérable. Et la création de filières industrielles et d’écosystèmes à l’échelle des besoins européens (pour l’extraction, le raffinage et le recyclage) sera longue et complexe, au regard du temps nécessaire à l’ouverture d’une mine, de la caractéristique capitalistique de ces activités, des effets d’échelle nécessaires pour l’équilibre économique des activités, et de l’aversion des populations pour les nuisances générées. Il est difficile d’imaginer y parvenir sans une stratégie interventionniste de l’Etat, en créant par exemple un stock stratégique couplé à une centrale d’achat et la constitution d’un écosystème industriel complet[2].

Les risques systémiques, la nouvelle donne.

Le 21ème siècle s’annonce très différent du précédent. Les instruments de la résilience adaptés à un monde stable et mondialisé (recours aux marchés, signature de contrats, etc.) ne sont pas suffisants pour couvrir les risques systémiques, où la défaillance est globale, comme nous l’ont montré les crises de 2008 et du covid. Or, les risques systémiques ne sont plus conjoncturels, mais structurels. Le dérèglement climatique nous amène à entreprendre la transition énergétique, qui n’est rien de moins qu’un chantier d’ampleur « géologique ». Et lorsqu’on travaille à l’échelle planétaire, les risques sont nécessairement systémiques.

 

[1] Un acronyme anglais pour Volatility, Uncertainty, Complexity et Ambiguity, qualificatifs utilisés pour décrire un monde complexe, imprédictible et instable.

[2] https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/donnen_ere_metallisee_2022.pdf

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