Vers une ère métallisée :

Renforcer la résilience des industries par un mécanisme de stockage stratégique de métaux rares

Vincent DONNEN

Centre Énergie & Climat, MAI 2022

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ISBN : 979-10-373- 0545-9
© Tous droits réservés, Ifri, 2022

Comment citer cette publication :

Vincent Donnen, « Vers une ère métallisée : renforcer la résilience des industries par un mécanisme de stockage stratégique de métaux rares »,
Notes de l’Ifri, Ifri, mai 2022.

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Auteur

Vincent Donnen a étudié l’économie, la finance et la géopolitique en France et en Chine. Il a ensuite travaillé à Taipei pour le ministère français de l’Économie et des Finances en tant qu’analyste économique Taïwan et Grande Chine puis en Suisse dans l’industrie des hedge funds. Il a fondé la Compagnie des métaux rares (CDMR) en 2013 pour créer le premier fonds d’investissement se focalisant à 100% sur le marché des métaux stratégiques.

Vincent Donnen est titulaire du CIIA (Chartered International Investment Analyst), membre de l’Association suisse des analystes financiers (SFAA) et gestionnaire de fortune diplômé. Il enseigne régulièrement à l’École des Mines de Nancy et intervient lors de nombreuses conférences financières sur la thématique des métaux rares.

Résumé

La décarbonation de nos économies, les défis de renforcement de la résilience des chaînes de valeur industrielles, de la réindustrialisation notamment par les technologies bas-carbone et digitales, et la fin d’une période de pétrole et de gaz bon marché accélèrent l’avènement d’une ère de dépendances accrues vis-à-vis des métaux dans un contexte de compétition nouvelle et croissante pour l’accès aux ressources. La transformation bas-carbone du système électrique est en train de progressivement substituer un coût variable proportionnel à l’énergie fossile produite (pétrole, gaz ou charbon), à un coût fixe en métaux en matériaux par capacité de production installée. Autrement dit, le monde va passer de kilowattheures (kWh) très carbonés consommateurs d’énergies fossiles à des kWh très « métallisés ». En outre, toutes les technologies de pointe et aciers à haute valeur ajoutée utilisent une quantité croissante de métaux rares. C’est notamment le cas de l’industrie aéronautique et de défense.

L’Union européenne (UE) et ses États membres ne sont plus une puissance minière et la Commission européenne n’est pas compétente dans le domaine de la politique minière. Or, la dépendance aux importations s’accroît. La France entend affirmer, avec ses partenaires européens, une souveraineté industrielle et technologique qui n’est pas compatible avec cette situation de renforcement des dépendances et vulnérabilités.

Les trois axes avancés par la France pour sécuriser l’approvisionnement en métaux critiques (renouveau minier, recyclage et accords avec des pays producteurs, le tout soutenu par un fonds d’investissement) marquent un réveil qui, bien qu’il soit tardif, revêt une grande importance à condition qu’un véritable processus et une culture stratégique des minerais et métaux se mettent en place pour renforcer encore ces premiers jalons.

Ces propositions ne permettent pas d’assurer une résilience à court terme en cas de rupture des chaînes d’approvisionnement. Si les très grands groupes ont les moyens de mener une stratégie autonome de sécurisation de leurs fournitures, la plupart des entreprises des secteurs de l’énergie, ou de la défense, ne l’ont pas. La réflexion autour de la recréation d’un stock stratégique de métaux rares au Havre est une condition de la résilience et souveraineté des industries françaises.

Cette solution de stock stratégique mobiliserait les investisseurs financiers en soutien aux industriels et à la base industrielle et technologique de défense, et pourrait être complémentaire au dispositif de fonds d’investissement envisagé par le rapport Varin.

L’une des innovations principales de ce projet serait de coupler ce stock stratégique à une centrale d’achat et à une poche dédiée à la gestion active de métaux.

Un tel stock stratégique jouerait même un rôle dans l’émergence, la structuration et la pérennisation d’une chaîne d’approvisionnement locale de métaux recyclés, compétitive et efficiente, en permettant une sécurisation de ses débouchés pour les recycleurs (les protégeant ainsi des effets saisonniers et conjoncturels) et une centralisation des achats.

Il pourrait par ailleurs ponctuellement investir dans des projets de stream mining de manière à sécuriser des approvisionnements sur le long terme en métaux à un prix réduit. La centrale d’achat adossée à ce stock stratégique pourrait par ailleurs jouer un rôle de répartition à l’ensemble des industriels nationaux des métaux devant provenir du fonds d’investissement préconisé par le rapport Varin et visant à sécuriser les approvisionnements via des prises de participation dans des projets miniers et des contrats d’offtake.

Un tel projet pourrait ainsi être le socle dont la France a besoin pour reconstituer un écosystème complet sur les métaux rares. La spécification des métaux dont ont besoin les industriels pourrait permettre à la structure de stockage d’agir auprès d’eux en tant que centrale d’achat. Cette possibilité pourrait permettre à nombre de petites et moyennes entreprises (PME) et d’entreprises de taille intermédiaire (ETI) de baisser leur coût d’acquisition en métaux rares grâce à un pouvoir de négociation plus important. Cela permettrait aussi le partage avec les industriels, dans le cadre d’une vision partenariale, des informations de marché sur les métaux rares. Enfin, cela permettrait de s’assurer en permanence de la correspondance des métaux stockés à l’évolution des besoins des industriels via le renouvellement constant des stocks selon la méthode FIFO (First In First Out).

Les compétences de trading de cette structure pourraient s’avérer utiles pour les entreprises grâce à du conseil quant aux stratégies à adopter concernant leurs vulnérabilités en termes de besoins en métaux rares. Pour accompagner ses prises de décision et sa stratégie d’investissement, elle pourrait s’appuyer sur l’Observatoire des métaux critiques en cours de constitution suite aux conclusions du rapport Varin, piloté par le Bureau des recherches géologiques et minières (BRGM) avec le concours du Comité stratégique de filière (CSF) Mines et Métallurgie.

Introduction

Les transitions énergétiques et digitales vont totalement modifier la hiérarchie de nos dépendances en termes de matières premières. Nous allons, schématiquement, devoir échanger un coût variable proportionnel à l’énergie fossile produite (pétrole, gaz ou charbon) en un coût fixe en métaux en matériaux par capacité de production installée. Autrement dit, le monde va passer de kilowattheures (kWh) très carbonés consommateurs d’énergies fossiles à des kWh très « métallisés ». Il faut en effet infiniment plus de métaux, et notamment des métaux rares, pour produire un KWh d’électricité photovoltaïque que pour produire un KWh d’électricité thermique au charbon, comme le montrent, par exemple, de récentes études de la Banque mondiale et de l’Agence internationale de l’énergie (AIE)1. Et les besoins liés au stockage d’électricité, aux batteries automobiles, aux technologies digitales, vont aussi renforcer la demande en métaux stratégiques ou rares, alors que la croissance économique, le développement et l’urbanisation vont aussi renforcer la demande en métaux de base.

Cette prise de conscience de ces nouvelles dépendances et vulnérabilités a été tardive en Europe, alors que la Chine a déjà considérablement renforcé ses positions dans le domaine des métaux et terres rares. Elle a su mettre en œuvre une stratégie de contrôle de l’amont, à savoir de la production de matière premières et notamment les terres rares, qui a fait échos à une stratégie miroir, systématique et déterminée, d’intégration et de montée dans les chaînes de valeur, qui renforce la compétition technologique mondiale et place la Chine en rival systémique de l’Europe notamment.

Dans le même temps, la pandémie a provoqué une crise historique des chaînes d’approvisionnement. L’explosion des prix des conteneurs et les pénuries de composants multiples obligeant à la fermeture d’usines ont marqué l’année 2021 et se poursuivent en 2022.

L’industrie occidentale, qui depuis des décennies avait bâti un système optimisant l’efficience économique, via la délocalisation et la sous-traitance internationale, a soudain redécouvert les enjeux de la résilience et les limites du « juste à temps » imposé par une vision économique à court terme.

Les métaux critiques n’ont pas été épargnés et connaissent une volatilité accrue et des mouvements haussiers de prix importants.

Cette note entend alerter sur l’importance des métaux critiques pour les industries, sur les défis d’approvisionnement qui vont se poser et sur les problématiques de sécurité économique qui en découlent. Elle expose une proposition de création d’un mécanisme de stockage de métaux stratégiques au Havre pour renforcer la résilience des industries françaises et européennes.

Retour en arrière : les métaux rares se déploient au XXe siècle

Le rôle de l’armement et des guerres

Les métaux rares n’ont été découverts qu’à partir du XVIIIe siècle (le cobalt d’abord, en 1735). La compétition qui se joua entre la France, le Saint Empire, la Grande-Bretagne et la Suède pour leur découverte et dont témoignent les noms des éléments, fit rage mais ces nouveaux éléments exotiques se cantonnèrent durant plus d’un siècle à des poudres et solutions de cabinets de curiosité dont était friande la noblesse européenne des XVIIIe et XIXe siècles.

Le tournant se situa à l’approche du XXe siècle avec la première utilisation du molybdène dans les aciers destinés à l’armement (Schneider au Creusot) et c’est avec la Première Guerre mondiale que le recours au molybdène pour les culasses de canon fut généralisé. En 1923, soit il y a moins d’un siècle, le dernier métal avec un isotope stable a été découvert : le rhénium, aujourd’hui utilisé dans les turbines d’avions.

La Seconde Guerre mondiale marqua aussi un tournant, notamment avec le projet Manhattan et les premières utilisations de terres rares. Les radars, les premières fusées, les premiers calculateurs et le moteur à réaction firent franchir de nouvelles étapes dans l’utilisation de ces éléments.

Succédant rapidement au second conflit mondial, la Guerre froide engendra une course à l’armement et à l’espace (les fusées étant développées dans un objectif dual de lanceurs spatiaux et lanceurs nucléaires) qui donna de fait aux industries militaires le quasi-monopole de l’usage des métaux rares. Un nouveau bond en avant vient ensuite de l’électronique à l’état solide grâce aux semi-conducteurs. L’effondrement du bloc de l’Est à la fin des années 1980 a engendré deux conséquences importantes dans le domaine des métaux rares :

La fin du risque de troisième guerre mondiale a amené à une forte baisse des budgets militaires occidentaux – ceux de la Russie et de l’ancien bloc de l’Est étant réduit à sa portion congrue ;

Dans les années 1990, l’effondrement économique des pays de l’ex-bloc de l’Est a poussé ceux-ci à vendre de grandes quantités de métaux critiques précédemment stockés en vue d’un éventuel conflit militaire (les traders de métaux rares regorgent d’anecdotes sur cette période et conservent comme des reliques des caisses de métaux achetées à vil prix en ex-URSS). La baisse des prix de ces métaux, provoquée par cet afflux d’offre, ainsi que la disparition de la menace militaire soviétique ont abouti à la liquidation des stocks stratégiques occidentaux devenus inutiles et coûteux.

Ces deux phénomènes sont concomitants de l’émergence de l’électronique grand public et la fin du XXe siècle a donc marqué un nouveau tournant dans l’usage des métaux rares : la généralisation de leur usage dans les biens de grande consommation.

Le boom des biens de grande consommation et des besoins liés aux transitions énergétiques et digitales

 

En trente ans, la présence de métaux rares dans les foyers a été démultipliée, par ce que l’on perçoit physiquement (smartphones, automobiles, ordinateurs, domotique, éclairage, fibre optique) mais aussi et plus récemment par ce qui nous semble abstrait et dématérialisé (internet et le streaming, le cloud, l’électricité bas-carbone, nombre d’éléments dans un processeur…)

L’arrivée de la 5G et de l’IoT (Internet of Things – objets connectés) qu’elle permet, de la robotisation, des véhicules électriques (VEs) accroissent davantage le recours à ces métaux et plus encore, c’est désormais dans les réseaux que la demande croit : la production d’électricité renouvelable nécessite un recours croissant à ces éléments2.

Nos sociétés ont besoin d’accélérer et d’approfondir leur décarbonation mais refusent pour l’instant la voie de la sobriété, ce qui revient donc à accroître considérablement notre dépendance vis-à-vis de certains métaux critiques nécessaires aux technologies qui doivent apporter des solutions. Elles misent donc tout sur l’efficience en espérant que cette voie (le technologisme) permettra de résoudre les problèmes de ressources et d’énergie. Il s’agit d’utiliser les spécificités uniques de chacun des éléments à notre disposition pour aboutir aux technologies les plus efficientes.

Il est par ailleurs à noter que les évolutions technologiques récentes ont eu pour conséquence le recours nouveau à de nombreux métaux rares dans les chaînes de valeur d’industries qui en étaient jusqu’alors exempts. L’exemple de l’industrie automobile en atteste, les voitures étant passées, en quelques années, de « tas de ferraille » constitués d’acier et d’aluminium à de véritables smartphones sur roues nécessitant des quantités très importantes de métaux rares.

Les risques et vulnérabilités liés à la métallisation des économies et sociétés

Le recours accru à ces métaux se traduit par des tensions sur la chaîne d’approvisionnement de ces métaux. Ces vulnérabilités sont de deux ordres : les risques sur le prix et les risques sur la disponibilité.

Les risques sur le prix

Les risques de (hausse des) prix peuvent être anticipés et traités via des actions de couverture (hedging). Ces couvertures peuvent se faire via l’utilisation de nombreux outils financiers à terme appelés produits dérivés.

Les plus utilisés sont les « futures », produits dérivés normalisés traités sur des marchés financiers (bourses de commerce comme le London Metal Exchange [LME] par exemple dans le cas des matières premières) recourant à l’intermédiation de chambres de compensation. Le prix de ces « futures » correspond en temps normal au prix de la commodité additionné des intérêts composés jusqu’à échéance ainsi que du carry cost, c’est-à-dire du coût de stockage de la matière première. Il est donc relativement proche, surtout en période de taux d’intérêt proches de zéro, du prix spot de ces matières.

Il est aussi possible de recourir à des options (de vente ou d’achat). Ces options sont émises par des institutions financières et leurs prix sont calculés en tenant compte d’un certain nombre d’éléments dont : la durée d’exercice de l’option, la volatilité historique du sous-jacent, le taux d’intérêt « sans risque » et enfin le prix d’exercice de l’option.

Ces outils de couverture fonctionnent très bien sur les métaux de base ou les métaux précieux. Il en va autrement des métaux rares. Le volume d’affaire réduit de ces métaux ne permet pas la constitution de produits financiers dérivés pour ceux-ci. Reste donc la possibilité de se couvrir via des contrats à terme de gré à gré (forwards) avec les risques de contrepartie et d’illiquidité qu’ils impliquent.

Les risques de disponibilité

La différence entre les métaux de base et les métaux rares est encore plus importante concernant la couverture physique et le risque de pénurie. Les métaux de base sont produits en millions de tonnes (Mt) par an (près de

2 milliards de tonnes de minerai de fer, 40 Mt d’aluminium, 20 Mt de cuivre, 2 Mt de nickel…), là où les métaux rares ne le sont qu’en milliers de tonnes ou moins (300 000 t/an pour le molybdène, 150 000 t/an pour le cobalt, 50 t/an pour le rhénium et 25 t/an pour le ruthénium ou encore 8 t/an pour l’iridium !).

Production primaire moyenne mondiale de métaux en 2020-2021 (tonnes)

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Note : les métaux en jaune sont considérés comme précieux, ceux en gris sont considérés comme rares, ceux en noir sont les métaux de base.

Source : USGS, Techcet, CDMR.

L’enjeu de disponibilité, c’est-à-dire la capacité à réellement obtenir de la matière physique, est ainsi infiniment plus prégnant pour les métaux rares. Contrairement aux métaux de base pour lesquels une hausse de prix permet de « supprimer » presque instantanément la demande ayant la plus faible valeur ajoutée économique, le prix n’est pas toujours en capacité de garantir de la disponibilité physique pour les métaux rares. Il peut arriver qu’il n’y ait tout simplement pas de matière. Il apparaît donc comme une erreur analytique de supposer que les mêmes mécanismes de marchés sont à l’œuvre pour ces deux classes de

 

métaux. Les métaux rares nécessitent une approche différente pour bien tenir compte des vulnérabilités que la dépendance en ceux-ci implique.

Les métaux rares : des métaux pas comme les autres

Les métaux rares sont en grande majorité obtenus presqu’exclusivement en tant que sous-produits de métaux de base ou de métaux précieux. Le molybdène est ainsi obtenu à près de 2/3 en tant que sous-produit des mines de cuivre, de même que le sélénium, le tellure ou le rhénium. L’indium provient exclusivement des mines de zinc, le gallium de la bauxite, le ruthénium et l’iridium des mines de platine.

Métaux primaires (gris) et sous-produits associés (noirs)

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Source : USGS, CDMR.

Un taux de recyclage élevé des métaux de base (cuivre par exemple) aurait pour conséquence (bénéfique pour l’environnement certes) de limiter la production primaire (obtenue à partir des mines) de ce métal et donc la production primaire des sous-produits qui lui sont associés. La production globale de cuivre pourrait continuer à croître grâce à la production secondaire (le cuivre issu des filières de recyclage) mais les métaux rares qui ne sont pas recyclés ne verront pas ces capacités additionnelles secondaires palier à la limitation de leur production en tant que sous- produits issus de production primaire de cuivre : leur offre pourrait donc stagner ou même décroître dans le futur et les vulnérabilités, induites par la dépendance en ceux-ci, devenir plus prégnante encore.

Contractualisation et accord entre États pour l’approvisionnement en ressources critiques

Faute de production minière locale à court terme et de recyclage suffisant, il convient de gérer sa dépendance, autrement dit de choisir avec soin les acteurs auxquels la confier. Dans ce cadre, la France et l’UE ont annoncé leur volonté de renforcer leur politique de signature d’accords d’approvisionnement en métaux critiques avec des pays tiers.

L’Afrique dispose d’immenses ressources et a d’importants besoins d’investissements. Plusieurs écueils existent néanmoins :

Les sociétés chinoises sont déjà très présentes dans la plupart des pays miniers.

Le passif colonial et le sentiment anti-français/européen, qui est notamment apparu avec les opérations Serval puis Barkhane, peuvent laisser douter de la volonté de certains États africains de valider des partenariats miniers impliquant des acteurs français. Par ailleurs, de nombreux pays connaissent des risques d’instabilité accrus.

Le nationalisme des ressources : la prise de conscience de la richesse de leur sous-sol et la volonté de monter dans la chaîne de valeur vont aussi progressivement limiter l’appétit de ces pays à exporter des matières premières critiques non-transformées. Les réformes récentes des codes miniers de la République démocratique du Congo (RDC) à la Tanzanie ainsi que l’interdiction d’exporter des platinoïdes non raffinés du Zimbabwe vont dans ce sens. Cette prise de conscience se fait d’ailleurs y compris au détriment de la Chine dont la situation en RDC est mise à mal par le nouveau président Félix Tshisekedi. Il en est de même en Asie avec une politique plus restrictive d’exportations de matières premières de la part de l’Indonésie.

Enjeux et défis du commerce international : les chaînes d’approvisionnement sont vulnérables

Les gisements métallifères ne sont pas répartis de manière homogène à la surface des terres émergées. L’Afrique du Sud pour les platinoïdes (sauf palladium), la Russie pour le palladium, le Brésil pour le niobium, les pays andins pour le cuivre, l’Indonésie pour l’étain, la Chine pour les terres rares, le bismuth ou le tungstène…

Une part très importante, pour ne pas dire la quasi-totalité, des métaux consommés en Europe est importée (soit sous forme de matière première métallique – métaux, oxydes métalliques, sulfures, ferro-alliages, sels… –

 

soit en tant que produits transformés finis ou semi-finis)3. L’une des problématiques qui découle de cette situation est la dépendance extrême de notre continent aux flux logistiques et spécifiquement au fret maritime. Cette dépendance induit donc des vulnérabilités à la fois sur les ports de départ et d’arrivée mais aussi sur le voyage en tant que tel et les étapes qui le composent. Ces vulnérabilités peuvent être de plusieurs ordres.

Perturbations du fonctionnement des infrastructures portuaires :

  • Endommagement accidentel ou volontaire de ces infrastructures (tsunami, tremblement de terre, explosion de nitrate d’ammonium…).
  • Blocage des infrastructures pour des raisons sanitaires, douanières ou politiques.
  • Dysfonctionnement des infrastructures pour des raisons internes (grèves, pénurie de main-d’œuvre).
  • Dysfonctionnement des infrastructures pour des raisons externes (troubles sociaux et politiques).Perturbations durant le trajet maritime et ses étapes :
    • Engorgement ou accident bouchant un point de passage névralgique (canal de Suez, de Panama, détroit de Malacca, détroit de la Sonde…).
    • Tempêtes, tsunamis et évènements naturels.
    • Actes de piraterie.
    • Attaque par des pays tiers (Iran, rebelles Houthis…).Ces risques ne sont pas théoriques. Le 1er novembre 1755, le tremblement de terre de Lisbonne a réduit à néants les infrastructures portuaires atlantiques du Portugal et de l’Espagne et a entraîné la destruction de leur flotte militaire et marchande. Cet évènement a précipité la chute géopolitique des pays ibériques et a permis l’émergence de la thalassocratie britannique qui perdura près de deux siècles.

      Plus près de nous, trois évènements récents apportent la preuve de ces enjeux. Le premier fut la fermeture des ports chinois au début de l’épidémie de Covid-19. Cette fermeture a entraîné une pénurie de tungstène disponible à Rotterdam alors que l’industrie européenne fonctionnait encore. Le second fut le blocage du canal de Suez suite à l’ensablement du porte-conteneurs Ever Given. Si la libération du canal s’est faite rapidement, en six jours, plus de 400 navires ont été bloqués et certains ont fait route par le cap de Bonne Espérance du fait de l’incertitude sur la réouverture du canal.

 

La vague Omicron a entraîné de grosses perturbations dans le port sud-africain de Durban. Ce port est le principal lieu de départ du cobalt de RDC. Ces perturbations ont entraîné un stress sur le marché du cobalt et fortement contribué à la hausse de son prix.

Dans le même temps, les armées françaises entendent se préparer à un conflit de haute intensité dans un contexte de tensions géopolitiques croissantes.

Une guerre de haute intensité induirait des pertes importantes et des dégâts potentiels sur le sol même des États y participant avec destruction potentielle des outils de production. Elle ne se mènerait pas avec un simple stock d’équipement mais nécessiterait une stratégie résiliente de flux et un appareil de production solide. Par extension, elle ne pourrait se mener sans un stock conséquent et mobilisable de matières premières critiques nécessaires au bon fonctionnement de sa base industrielle et technologique de défense (BITD). Elle doit tenir compte des risques très importants d’effondrement des chaînes d’approvisionnement de matières premières critiques et nécessite donc la constitution d’un stock stratégique sécurisant une période définie de besoins en matières.

 

L’Union européenne entend agir dans un secteur stratégique où elle n’a pas la main

La difficulté d’articuler les intérêts, les actions et les coopérations

Si la réponse des entreprises à la problématique de la dépendance aux métaux rares est très hétérogène, celle de l’UE et ses États membres ne l’est pas moins.

Par la voix du commissaire Thierry Breton, la Commission européenne a affiché une ambition nouvelle de souveraineté et de protection de son socle industriel qui tranche avec l’approche ouverte et libérale des décennies passées. Mais sa marge de manœuvre reste très ténue. La politique minière reste en effet du ressort des États membres et elle ne peut donc que très difficilement agir autrement que par recommandation. La DG GROW (Direction générale Marché intérieur, industrie, entrepreneuriat et PME), l’EIT Raw Materials et l’ERMA (European Raw Material Alliance) tentent de soutenir des projets et faciliter le dialogue entre organismes de recherche et développement (R&D) et industriels. Ces investissements forment néanmoins des actions à moyen terme. Il existe une stratégie européenne pour adresser la dépendance à l’ensemble des métaux rares mais sa déclinaison opérationnelle dans les États membres reste très hétérogène.

Le constat est limpide : à l’heure où la dépendance mondiale envers les métaux n’a jamais été aussi importante, l’Europe est le seul continent qui a vu sa production minière de métaux reculer ces dernières décennies. Cette situation n’est tout simplement pas compatible avec le maintien des ambitions industrielles et économiques du continent.

Les approches concernant les enjeux de criticité des métaux varient selon les pays. L’UE compte encore quelques pays miniers dans ses rangs, qui sont toutefois, à l’échelle mondiale, de petits acteurs. La Pologne, la Suède, le Portugal et la Finlande sont de ceux-ci. Grâce à la Nouvelle- Calédonie, qui vient de confirmer son appartenance à la République française en tant que collectivité d’outre-mer à statut particulier, la France peut encore prétendre en faire partie sur le papier. Ces puissances minières font, chacune, face à des situations de dépendance très différentes qui appellent à des politiques elles-mêmes différentes.

La disparité entre les États provient aussi de leurs ambitions et de leur positionnement industriel. Ainsi la France, qui ambitionne encore de rester une puissance industrielle et militaire de premier plan, ne peut faire l’économie d’une véritable stratégie de sécurisation de ses approvisionnements en métaux, quand la Grèce ou l’Irlande font face à des besoins moins pressants. À l’inverse de certains pays qui préfèrent importer leurs équipements de défense, comme les F35, la France a des besoins spécifiques et des ambitions industrielles importantes et s’appuie sur les 4 000 industriels de sa BITD.

La France a pris conscience des enjeux liés à ces métaux rares, mais bien trop tardivement. Dans ce contexte, plusieurs solutions ont été étudiées au niveau français en vue de sécuriser les besoins en métaux.

La mine nationale : sous-sol méconnu, citoyens dans la rue

La volonté générale de profiter des meilleures technologies se heurte au fait que personne n’est prêt à en assumer les externalités négatives dans son environnement de vie direct, si bien que le NIMBY (Not In My BackYard – Pas dans mon jardin) règne dans les opinions publiques.

Après la crise des terres rares, le Comité pour les métaux stratégiques (COMES) a été créé en 2011 pour proposer des solutions aux enjeux de dépendance dans les métaux critiques. De 2013 à 2019, 10 permis de recherche de mine ont été validés en France. Ils sont maintenant tous renoncés, échus ou retirés faute de soutien politique, à l’image du projet de réouverture de la mine de tungstène de Salau en Ariège.

Dans un tel contexte, il est donc difficile de voir dans la mine française (et européenne) une réponse suffisante, en échelle de grandeur et de temps, aux enjeux auxquels nous sommes confrontés.

Dans le cadre de la France métropolitaine, le potentiel en métaux du sous-sol est par ailleurs très mal connu. Les analyses géologiques et les forages n’ont pas été poursuivis après la fin des activités minières pour le fer et le charbon. Il serait ainsi nécessaire de reprendre une politique de cartographie systématique du sous-sol pour pouvoir identifier les différents gisements métallifères, préalable impératif à tout renouveau de l’exploitation minière. Cela induit des campagnes de mesure géophysiques aéroportées, du travail de terrain, d’éventuelles campagnes de forage et des approches prédictives.

Quand bien même la volonté politique et l’acceptation sociale seraient obtenues, il faudra donc des années voire des décennies avant de pouvoir labelliser « made in France » des métaux critiques dont nous avons besoin.

Mine urbaine : une solution à double tranchant

Des métaux, il n’en manque pourtant pas dans chacun des pays développés: dans tous les produits obsolètes et les déchets que des conteneurs retournent en Asie ou en Afrique. Un stock considérable de métaux critiques est là, disponible dans ces mines urbaines dont la teneur en métaux dépasse souvent celle des gisements miniers primaires.

Le recyclage est parfois avancé comme la solution miracle qui permettrait aux pays européens de tendre, en partie, vers l’autonomie en matière de métaux critiques. En théorie, cette solution a tout pour plaire si l’ensemble des process fonctionne parfaitement.

Pourtant la réalité est actuellement différente. Le recyclage commence par le tri et la collecte. La diminution du taux de perte dans ces étapes est essentielle et peut être aidée par des intelligences artificielles (IA) de tri.

Vient ensuite l’étape de la séparation des métaux. Plus les métaux sont utilisés en faible quantité, plus ils sont mélangés et plus il est difficile et énergivore – donc cher – de les séparer. Il est possible d’isoler et recycler des métaux très rares… pour autant que leur prix le justifie. C’est économiquement possible pour l’or ou les platinoïdes mais ça ne l’est pas pour le tellure, l’indium, le tantale, le bismuth, le sélénium… Même le rhénium, métal parmi les plus rares sur terre et qui est essentiel aux superalliages des parties chaudes des turbines d’avions, n’est désormais plus recyclé en raison de son prix actuel trop bas. Il s’agit là d’un désastre d’entropie.

Le problème des métaux critiques est qu’ils sont utilisés en faibles quantités dans de multiples objets (fractalisation des besoins), ce qui rend leur recyclage impossible car trop cher, trop énergivore et trop polluant (parfois) au vu de leurs prix de marché et de la production primaire. Il est possible de recycler du cuivre, peu cher mais utilisé en de grandes quantités, il est de même possible de recycler de l’or, utilisé en très faibles quantités mais qui vaut environ 50 000 € le kilo, mais il est impossible de recycler des métaux peu chers et utilisés en faible quantité (le tellure ou le bismuth qui sont autant voire plus rares que l’or valent respectivement 68 et 8 dollars le kilo…)4.

Cette difficulté rencontrée par le recyclage est encore renforcée par les ruptures technologiques qui génèrent des changements radicaux en termes de matériaux utilisés. Les chaînes de recyclages nécessitent des recherches en amont puis des investissements lourds qui ne peuvent être amortis en cas de ruptures de flux de produits à recycler. L’exemple du recyclage des ampoules fluo-compactes est à ce titre révélateur. Celles-ci ont été, en quelques années à peine, remplacées par les ampoules LED rendant leur recyclage impossible faute de débouché et surtout faute d’intrants.

Enfin, un des effets néfastes d’une stratégie de recyclage partiel est qu’elle peut involontairement provoquer elle-même, ou du moins accélérer, des pénuries de certains métaux critiques. Cela peut sembler contre-intuitif mais s’explique pourtant aisément par le fait que le recyclage des seuls métaux de base aboutirait à la limitation de la production minière de ceux- ci et par conséquent de la production primaire des métaux critiques qui sont des sous-produits de ces métaux de base.

 

Concilier ambitions et actions : consolider les réponses aux défis des métaux rares

Guerre froide : la Caisse française des matières premières

La Caisse française des matières premières (CFMP) avait été créée par le décret du 24 juin 1980. Elle faisait suite au Stock national de matières premières minérales (SNMPM) créé en 1975 suite au choc pétrolier et qui visait à assurer deux mois d’approvisionnement en matières premières (hydrocarbures et métaux, essentiellement de base) au pays. Sa création était intervenue en pleine guerre froide et son objectif était de pouvoir stocker l’équivalent de un an de consommation des matières pour lesquelles la vulnérabilité était la plus importante. En 1985, son rôle fut redéfini avec l’abandon du stockage des métaux de base et la réorientation vers celui des ferro-alliages, des métaux précieux et des métaux technologiques en vue d’alimenter notamment un effort de guerre. Elle fut dissoute le 1er janvier 1997 dans le contexte nouveau de la disparition de la menace militaire soviétique et de pertes financières latentes importantes dues à la baisse des prix des métaux rares (du fait notamment de la vente des stocks stratégiques par les pays de l’ancien bloc de l’Est et de la baisse des budgets militaires).

L’État français avait alors assumé que la sécurisation des stocks de métaux critiques devait dorénavant être du ressort des entreprises, ce que ces dernières, concentrées sur la concurrence internationale nouvelle issue de la mondialisation, ont tôt fait d’oublier ou de ne pas voir. Comment, en effet, concilier l’efficience imposée par une compétition mondiale ouverte à tous les dumpings, avec la résilience qui nécessite une vision de long terme et immobilise des capitaux non productifs ?

Certaines alertes eurent lieu, telle l’interdiction des exportations de palladium par la Fédération de Russie en 2001, qui avait coûté 1 milliard de dollars de couverture à Ford5, mais il aura fallu attendre 2012 et la crise des terres rares, pour que la conscience de la dépendance nouvelle aux terres rares chinoises émerge avec la création et la réduction progressive des quotas d’exportation de ces métaux, le point d’orgue ayant été l’interdiction des exportations vers le Japon par la Chine lors de la crise des îles Senkaku.

L’UE et les États-Unis avaient déposé une plainte à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2009 mais il fallut attendre le 7 juillet 2011, soit plus d’un an et demi, pour que l’OMC impose à la Chine de mettre un terme aux quotas sur les exportations de terres rares. Ces quotas furent supprimés et remplacés par des limitations que les mêmes États ainsi que le Japon attaquèrent de nouveau à l’OMC en 2012. Et ce ne fut qu’en 2015 que la Chine renonça aux limitations… pour adopter un système de licences d’exportation pour ses producteurs de terres rares.

Cette période fut cependant utilisée par la Chine pour inciter les industriels étrangers utilisant des terres rares à relocaliser leurs usines en Chine. Ayant obtenu, grâce à cette stratégie, les usines et les savoir-faire tout en contrôlant les matières premières, la Chine a pu significativement monter dans la chaîne de valeur.

Les mesures du secteur privé

Jusqu’à il y encore peu de temps, et sauf exception, les métaux rares n’étaient pas même un sujet pour les industriels. Leur problématique était donc très périphérique et n’était généralement jamais abordée à des niveaux stratégiques (en dehors des services achats). Lorsque les approvisionnements sont devenus un problème, il était généralement trop tard. Il convient d’ajouter à cela que l’industrie est devenue une guerre de mouvement : la concurrence pour l’accès aux ressources les plus rares n’est plus uniquement intra-sectorielle. D’un moment à l’autre peut surgir une nouvelle application dans une industrie très différente qui peut, du fait de sa valeur ajoutée supérieure et donc du prix supérieur que l’industriel est prêt à payer, assécher la chaîne d’approvisionnement d’un métal. Cela fut le cas avec l’utilisation du ruthénium dans les disques durs (suite au prototype Pixie Dust d’IBM en 2003) qui s’est notamment fait au détriment des superalliages au nickel de nouvelle génération pour les turbines d’avion. Ce fut aussi le cas pour les panneaux solaires au tellure de cadmium qui a évincé l’usage du tellure dans les aciers pour les rendre plus facilement usinables. Le risque de « siphonnage » des ressources en métaux rares par un usage industriel émergeant ne peut donc être ignoré. Il doit être anticipé par les industriels.

Face aux nouveaux risques de prix et de disponibilité en matières premières critiques et en premier lieu en métaux rares, les réponses des acteurs ont été multiples.

Au niveau des entreprises, certaines d’entre elles – les plus grosses, les plus riches et surtout les plus conscientes de leurs vulnérabilités – ont sécurisé directement leurs approvisionnements pour elles-mêmes ou leurs fournisseurs via des contrats à terme (forwards – à prix fixés ou non – ou stream mining) ou, plus rarement, via la constitution de stocks privés. Une autre possibilité a été la constitution de chaînes de recyclage avec des acteurs dédiés selon un schéma dans lesquelles les industriels fournissent la matière à recycler et ne paient que la prestation de recyclage (découplant ainsi le prix du métal obtenu du prix de marché de ce métal).

Pour les autres, les actions sont allées de la sécurisation « de papier » via des obligations de couverture imposées contractuellement aux fournisseurs à l’inaction la plus totale. Cette inaction a plusieurs raisons :

  • Elle peut être involontaire du fait de la cascade de sous-traitance, qui empêche les entreprises de prendre conscience de la réalité de leur dépendance, et de la dilution de la responsabilité de couverture induite par cette chaîne d’approvisionnement.
  • Elle peut être économique pour les PME et les ETI. Le coût d’une stratégie de couverture pouvant leur être financièrement hors de portée.
  • Elle peut être humaine : les entreprises ne possédant pas toujours en interne les compétences pour gérer ce type de problématique.
  • Elle peut être tout simplement politique: les personnes ayant conscience de ces enjeux n’étant pas forcément audibles par les décideurs.

Le rapport Varin marque le réveil stratégique français

Pourtant, depuis des années déjà, les chercheurs et spécialistes des matières premières et de la transition énergétique alertaient sur ce qui semblait inévitable. Le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) a écrit quantité de rapports sur la question, et pour n’en citer qu’un, Olivier Vidal, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) a effectué des modélisations prouvant que la transition vers un monde décarboné sans changement de notre niveau de consommation nécessiterait plus de métaux que nous ne pourrions en produire.

En 2015, lors de la crise des matières premières, le rhodium valait 550 USD l’once (40 000 en 2020), le ruthénium 50 USD l’once (850 en 2021), le cobalt était à 10,5 USD/livre (39 aujourd’hui), le néodyme à 48,5 USD/kg (160 aujourd’hui), l’oxyde de molybdène à 4,5 USD/livre (19 aujourd’hui). La liste serait encore longue et tous ceux qui s’intéressaient aux métaux rares alertaient sur l’opportunité historique que représentaient ces prix bas. Ils auraient dû inciter à la constitution de stocks bon marché, à la signature de contrats de stream mining avec des mineurs en situation de stress financier. Ils auraient aussi permis à un fonds d’investissement de prendre des participations importantes pour des sommes dérisoires dans des acteurs miniers. Il faut se souvenir que Lonmin, alors numéro 3 mondial du platine a été racheté pour 285 millions de livres par Sibanye-Stillwater. Une bouchée de pain.

Durant les bear markets des matières premières, les lanceurs d’alerte sur les risques et enjeux à venir n’ont pas été audibles et la tendance était d’imaginer le futur une continuation linéaire du présent. Les cycles des matières premières sont pourtant bien connus et documentés. Prix élevés, surinvestissement et inflation, hausse des taux, baisse de la demande, hausse de la production, baisse des prix, sous- investissements, baisse des taux, baisse de l’offre, hausse de la demande, hausse des prix…La France a donc laissé, des années durant, un nœud coulant se resserrer autour de son cou.

En septembre 2021, Barbara Pompili et Agnès Pannier-Runacher (alors respectivement ministre de la Transition écologique et ministre déléguée chargée de l’Industrie) ont confié à Philippe Varin, ancien président de France Industrie, une mission sur la sécurisation de l’approvisionnement de l’industrie en matières premières minérales, avec trois objectifs :

  • Évaluer avec les industriels le niveau de sécurité des approvisionnements en métaux ;
  • préciser leurs besoins ;
  • proposer une organisation du travail des acteurs privés et publics pour améliorer la résilience aux métaux critiques des chaînes de production.Ces travaux se sont prioritairement axés sur les métaux des batteries (nickel, cobalt, lithium) et des aimants permanents (terres rares), particulièrement critiques pour l’électromobilité et pour les nouvelles énergies.

    Dans le cadre de cette mission, Philippe Varin s’est appuyé sur les contributions des CSF Automobile, Nouveaux systèmes énergétiques et Mines et Métallurgie, ainsi que des responsables d’institutions scientifiques (BRGM, CNRS, Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives – CEA) et de nombreuses personnalités qualifiées6. Le gouvernement a retenu les axes stratégiques suivants :

Dans une démarche commune public/privé, lancement des travaux préparatoires à la constitution d’un fonds d’investissement dans les métaux stratégiques pour la transition énergétique. L’objectif de ce fonds sera de contribuer à la sécurisation des approvisionnements des industriels français et européens, par des prises de participation et la mise en place de contrats d’approvisionnements de long terme, aux côtés d’opérateurs industriels, dans l’amont de la chaîne de valeur de la transition énergétique (mines, raffinage, première transformation, recyclage) avec, comme priorité, l’amont de la mobilité électrique.

  • Constitution, auprès du BRGM et en lien étroit avec le CSF Mines et Métallurgies, d’un observatoire des métaux critiques rassemblant les moyens correspondants des industriels et des administrations.
  • Nomination d’un délégué interministériel à la sécurisation de l’approvisionnement en métaux stratégiques coordonnant les actions des administrations dans la mise en œuvre des décisions prises, en y associant étroitement les industriels.
  • Élaboration, dans le cadre de la stratégie d’accélération dédiée aux batteries et sous le pilotage conjoint du CEA et du CNRS, d’une feuille de route technologique partagée entre les industriels et la recherche publique relative aux métaux des prochaines générations de batteries.
  • Traduction dans une norme ou un label, certifiable, du concept de « mine responsable », en lien avec le règlement batteries en cours d’examen au niveau européen.

À l’aune de ces premiers engagements et des conclusions de Philippe Varin, le gouvernement entend aller plus loin en concentrant un effort public majeur au profit de l’approvisionnement en matières premières critiques pour les filières industrielles stratégiques dans le cadre du plan d’investissement France 2030. Ce plan mobilise ainsi une enveloppe de 1 milliard d’euros (500 millions d’euros d’aides d’État et 500 millions d’euros de fonds propres) pour renforcer la résilience du tissu industriel sur les chaînes d’approvisionnement en métaux, en s’appuyant sur différents instruments.

Limites des orientations actuelles

La stratégie actuelle de sécurisation des approvisionnements en métaux critiques qui repose sur le recyclage, la contractualisation avec des pays producteurs et la réouverture de mines locales n’offre qu’une solution insatisfaisante, spécifiquement à court terme, aux enjeux colossaux qui se présentent.

Le recyclage n’est pas en mesure de répondre aux besoins de l’ensemble des métaux ni même à l’ensemble des besoins de certains métaux, et
prendra du temps à apporter une contribution à l’offre.

La mine française ou européenne n’est qu’une option à (très) long terme et représentera de faibles volumes uniquement.

La contractualisation avec d’autres États ne repose que sur la confiance de la signature et ne protège en rien d’interruption temporaire, notamment accidentelle, des chaînes d’approvisionnement.

La poursuite du statu quo de la dépendance, à la Chine notamment, en se reposant sur la sécurité légale provenant des décisions de l’OMC, n’est pas acceptable. On ne couvre pas un risque systémique avec un instrument faisant partie de ce système. Ce fut vrai avec les CDS (Credit default swap) et la chute d’American International Group (AIG) en 2008, ce fut vrai avec les stop-loss sur futures monétaires qui ne fonctionnèrent pas lors du renoncement par la Banque nationale suisse de sa stratégie d’arrimage (défense du taux de change – peg) avec l’euro à 1,20. De même, on ne base pas un effort de guerre sur une chaîne d’approvisionnement s’appuyant sur le fonctionnement légaliste d’une économie de marché.

Des années de déshérence de la chaîne de valeur de la mine à l’industrie ont créé un vide de débouchés professionnels et donc de vocations et de compétences. C’est l’ensemble de la chaîne de compétence qu’il faut reconstruire.

Enfin, le fonctionnement opérationnel de la chaîne d’approvisionnement en métaux rares induit lui-même des risques de disponibilité qui ne peuvent être couverts avec les solutions, par ailleurs nécessaires, proposées.

Projet de stock stratégique novateur

Dans ce contexte de tension géopolitiques croissantes et de concurrence internationale de plus en plus vive pour l’accès aux ressources, il est impératif de relancer la question des stocks stratégiques de métaux critiques. Le Japon (via le JOGMEC, Japan Oil, Gas and Metals National Corporation), la Corée du Sud (KORES – Korea Resources Corporation), la Chine, ou les États-Unis (Defense Logistic Agency Strategic Materials) en ont déjà constitué et continuent de les faire croître.

Le JOGMEC repose sur une action mixte publique et privée dans laquelle l’État a la charge d’assurer par ses moyens des stocks de métaux correspondant à 18 jours de consommation et les industriels doivent couvrir le solde pour parvenir à des réserves représentant 60 jours de consommation nationale.

En France, le renvoi de responsabilité entre l’État et les industriels a longtemps empêché toute prise de décision. Néanmoins, si les très grands groupes ont les moyens de mener une stratégie autonome de sécurisation de leurs fournitures, la plupart des entreprises des secteurs de l’énergie, ou de la BITD, ne les ont pas. La proposition de projet de stock stratégique se veut une réponse publique/privée aux enjeux de criticité des métaux.

Cette solution vise à reconstituer un stock stratégique tout en capitalisant sur le retour d’expérience de la CFMP afin d’en optimiser le fonctionnement. Des innovations sont à apporter dans plusieurs domaines : critère de sélection des métaux et compétences de gestion, renouvellement des stocks et adaptation à l’évolution des besoins des industriels, gouvernance et règles d’attribution des métaux en cas de crise de la chaîne d’approvisionnement, financement et coûts liés au fonctionnement de la structure de stockage.

L’une des innovations principales de ce projet serait de coupler ce stock stratégique à une centrale d’achat et à une poche dédiée à la gestion active de métaux.

Grâce à ses deux mécanismes, un tel stock stratégique pourrait et même devrait jouer un rôle dans l’émergence, la structuration et la pérennisation d’une chaîne d’approvisionnement locale de métaux recyclés, compétitive et efficiente, en permettant une sécurisation de ses débouchés pour les recycleurs (les protégeant ainsi des effets saisonniers et conjoncturels) et une centralisation des achats.

Il pourrait par ailleurs ponctuellement investir dans des projets de stream mining de manière à sécuriser des approvisionnements sur le long terme en métaux à un prix réduit. La centrale d’achat adossée à ce stock stratégique pourrait par ailleurs jouer un rôle de répartition à l’ensemble des industriels nationaux des métaux devant provenir du fonds d’investissement préconisé par le rapport Varin et visant à sécuriser les approvisionnements via des prises de participation dans des projets miniers et des contrats d’offtake.

Un tel projet pourrait ainsi être le socle dont la France a besoin pour reconstituer un écosystème complet sur les métaux rares. La spécification des métaux dont ont besoin les industriels pourrait permettre à la structure de stockage d’agir auprès d’eux en tant que centrale d’achat. Cette possibilité pourrait permettre à nombre de PME et ETI de baisser leur coût d’acquisition en métaux rares grâce à un pouvoir de négociation plus important. Cela permettrait aussi le partage avec les industriels, dans le cadre d’une vision partenariale, des informations de marché sur les métaux rares. Enfin, cela permettrait de s’assurer en permanence de la correspondance des métaux stockés à l’évolution des besoins des industriels via le renouvellement constant des stocks selon la méthode FIFO (First In First Out).

Les compétences de trading de cette structure pourraient s’avérer utiles pour les entreprises grâce à du conseil quant aux stratégies à adopter concernant leurs vulnérabilités en termes de besoins en métaux rares.

Une structure de ce type pourrait jouer un rôle en vue d’accumuler de manière confidentielle des métaux afin de ne pas alerter les concurrents ou les fournisseurs de l’émergence d’une technologie de rupture.

Pour accompagner ses prises de décision et sa stratégie d’investissement, elle pourrait s’appuyer sur l’Observatoire des métaux critiques en cours de constitution suite aux conclusions du rapport Varin, autour du BRGM et du CSF Mines et Métallurgie.

Le stockage des métaux se fait actuellement à Rotterdam, qui est la porte d’entrée en Europe de l’ensemble des métaux. Un stock important basé au Havre (dans le cadre du projet HAROPA – Le Havre-Rouen- Paris) pourrait permettre de basculer le centre de référence en France. Il conviendrait pour cela de travailler à la création de ports francs comme c’est le cas aux Pays-Bas.

Enfin, une structure ayant pour objectif d’être un centre de profit pourrait contribuer à irriguer l’ensemble de la recherche sur la thématique des métaux rares comme la chaire « Métaux stratégiques et souveraineté » en cours de création à l’École nationale des Mines de Nancy en regroupant des institutions de premier plan telles que le BRGM, l’université de Lorraine, l’École nationale des Mines de Nancy, l’École nationale supérieure de géologie, les pôles de compétitivité (TEAM2 pour le recyclage), les LabEx (DAMAS pour les matériaux et Ressources21 pour la géoscience), le CEA, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), l’Institut français des relations internationales (Ifri) et la CDMR.

Au-delà de l’enjeu de la résilience des approvisionnements, un tel projet vise à aider à la recréation d’un écosystème ambitieux et complet permettant d’aborder au mieux les enjeux liés à la dépendance croissante en métaux rares. Pour cette raison, il pourrait se structurer en tant qu’entreprise à mission comme le prévoit la loi Pacte de 2019.

Conclusion

À grands traits, un État a essentiellement pour fonction de veiller à protéger et promouvoir deux types d’intérêts: la sécurité géopolitique et la prospérité économique et sociale. « La France n’a pas de pétrole mais elle a des idées », disait Valéry Giscard d’Estaing7. Une des idées de la France du XXe siècle fut justement la constitution de stocks stratégiques de pétrole. Ces stocks stratégiques ne visent pas à sécuriser le prix des hydrocarbures pour les consommateurs (particuliers ou industriels) mais à assurer une disponibilité pour permettre, en cas de crise, le maintien du bon fonctionnement de l’activité économique du pays.

Le basculement de notre dépendance aux hydrocarbures en une dépendance aux métaux est en cours. Il est du devoir de l’État d’assurer la résilience de l’activité industrielle et économique du pays grâce à la constitution, ou à l’aide à la constitution, de stocks stratégiques de métaux critiques. C’est d’ailleurs cette démarche qu’a suivie le Japon pour aboutir à la création du JOGMEC en fusionnant la Japan National Oil Corporation et la Metal Mining Agency of Japan.

Ces métaux sont nombreux et les différences de puretés, de formes et de spécifications de ceux-ci en font un univers infiniment plus vaste et complexe que celui des hydrocarbures. Il est donc impératif de faire appel à des compétences spécifiques pour comprendre la dynamique des marchés, des innovations technologiques et gérer ces stocks. Il faut que ceux-ci soient gérés de manière active afin de s’adapter en permanence aux besoins des industriels tout en permettant à la structure de stockage de ne pas devenir un centre de coût pour l’État.

Ce projet de stocks stratégiques peut aider à transformer cette situation. Il est aussi essentiel que les industriels, via les CSF notamment, puissent jouer un rôle dans la gouvernance de ces stocks et notamment sur la priorisation des débiteurs, en cas de crise de disponibilité, en fonction de la criticité de leur activité.

 

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